jeudi 5 mai 2016

Papin y Diogli

pêche, baracoa, Cuba




Nous retrouvons dans le bus les deux pêcheurs, Papin et Diogli. Ils ont déjà vendu le barracuda et la plupart des poissons, et n’ont conservé que quelques prises modestes pour le dîner. Peut-être pour tarir le flot de mes questions, ils nous invitent à venir les voir chez eux. Si nous le souhaitons, nous pourrons les accompagner pour une journée de pêche sous-marine. 

Ils habitent à une vingtaine de kilomètres de Baracoa, dans le petit village de Mata – quelques maisons en bois au bord d’une magnifique baie qui se referme presque entièrement sur elle-même et qui est parfois visitée par des lamantins. Nous y allons dès le lendemain matin.







Après plusieurs cafés, jus et bananes frites, nous nous mettons en marche sur le petit chemin qui ceinture la lagune et se faufile entre les vergers. A travers les manguiers apparaît l’océan ; il est trouble, teinté, impossible d’y pêcher.




On se donne rendez-vous trois jours plus tard, le temps que l’eau s’éclaircisse.

En attendant, je vais voir les pêcheurs de Baracoa qui disposent d’un bateau. Je leur parle avec passion de mon envie d’attraper un gros poisson, vante les mérites de ma canne formidablement technologique et demande si je peux les accompagner en mer. Mais je reçois toujours la même réponse : si ça ne tenait qu’à eux ils seraient ravis, mais il leur est rigoureusement interdit de faire monter quelqu’un sur leur bateau. Cette interdiction vise les pêcheurs qui voudraient se transformer en passeur pour l’émigration illégale vers les Etats-Unis. Je ne suis pas concerné, ils en conviennent, mais la loi c’est la loi et les sanctions encourues sont dissuasives.



La veille au soir de notre rendez-vous chez Papin et Diogli éclate un orage qui confine à la tempête tropicale. Nous passons une partie de la nuit à écoper l’eau dans la cuisine. Le lendemain matin la mer déchaînée a la couleur d’une rivière en crue. Nous allons tout de même à Mata, pour honorer le rendez-vous. Il est rigoureusement impossible de pêcher, bien sûr, mais Papin, Diogli et leurs familles sont contents de nous voir et nous proposent de passer la nuit chez eux. Faute de poisson ils tuent un canard et cuisent dans des feuilles de bananier une sorte de gros gâteau composé d’une racine râpée (le boniato) et de lait de coco. Après dîner nous allons regarder la nuit au bord de la lagune. Une grosse murène jaune chasse des alevins dans quelques centimètres d’eau.

Le lendemain matin la mer est toujours aussi impraticable. Elle est sombre, projette des ordures contre les rochers et ne va pas s’éclaircir de sitôt, paraît-il.

Les jours suivants me donnent l’occasion de méditer sur ces échecs successifs. Peut-être que quelque chose en moi ne veut plus faire de mal aux poissons et qu’inconsciemment je fais tout pour que mes tentatives échouent ? Plus probablement, je dois être victime d’une malédiction. Je crois même deviner d’où elle vient. Il y a quelques semaines, à Cienfuegos, le palero Raulito m’avait invité à demander un petit service à son mort, moyennant rémunération (voir le post sur le Palo Monte). N’ayant pas trop d’idée, je lui avais demandé de m’aider à attraper un poisson. Soit que le mort ait jugé la tâche indigne de lui ou la rémunération insuffisante, soit qu’il ait manifesté ce penchant pour la facétie qui fait la réputation des morts du Palo Monte, toujours est-il que le lendemain j’ai attrapé un poisson… minuscule. Une sorte de gobie prognathe qui n’avait certainement pas attaqué mon leurre avec l’intention de se nourrir, mais bien plutôt pour défendre son territoire, avec l’énergie du désespoir, contre un adversaire d’une taille redoutable. Ensuite, avec un humour proche de celui dont Zeus fit preuve avec la Sybille de Cumes, le mort fit en sorte que je n’attrape plus rien.

Un après-midi, quelques jours avant notre départ de Baracoa, l’eau s’éclaircit miraculeusement. Je saisis mon masque et mon tuba et me précipite vers Mata. Dans mon empressement, je ne vais pas au point de départ des jeeps collectives mais directement sur la route, avec le projet d’en arrêter une au passage. Sauf que du coup, les jeeps qui passent sont déjà pleines. Incapable de faire sagement demi-tour pour aller au terminal, je continue à marcher vers Mata comme un automate hystérique. Arrive le bus quotidien - un semi-remorque dans lequel ont été découpées quelques fenêtres -, beaucoup plus lent que les jeeps. Il est bondé, bien sûr, mais s’arrête à mon signe et je parviens à m’y comprimer. Il marque de nombreux autres arrêts pour faire monter de nouveaux passagers. La foule à l’intérieur devient si dense que je suis soulevé du sol. Quand, à la faveur d’un tournant, j’aperçois un morceau de ciel au milieu d’une forêt de bras et de têtes, je constate avec inquiétude que des nuages noirs s’accumulent. On m’annonce enfin mon arrêt et je dévale en courant le chemin qui mène à la baie. Les maisons de Papin et Diogli sont vides. Je gravis en sueur la colline qui les surplombe, en haut de laquelle habitent leurs cousins. J’y trouve Papin et sa famille. Je leur explique en un souffle mon problème avec le mort, que je l’ai pris de vitesse mais qu’il ne va certainement pas tarder à déclencher une tempête.

Nous nous mettons à l’eau au niveau d’une petite plage juste à la sortie de la baie.

Papin accroche à son fusil une bouée reliée à une corde dont la longueur donne une idée de la profondeur à laquelle il lui arrive de descendre, puis charge la flèche – une épaisse tige de fer rouillé d’environ un mètre cinquante. Après quelques minutes un petit poisson croise notre route. Papin lui tire instantanément dessus. Le poisson explose au trois quart mais parvient tout de même à fuir avec la nageoire qui lui reste. Nous le poursuivons sur une cinquantaine de mètres et dès qu’il est à nouveau à portée Papin lui loge sa flèche dans la tête. Nous partons ensuite plus au large où je le suis péniblement dans des failles et entre des structures de corail. Il tue deux autres poissons de taille tout aussi modeste, dont une sorte de rouget, pas beaucoup plus gros que ceux que nous avons en France. Nous étions sous plus de dix mètres d’eau, le rouget était au loin dans les coraux, mais lorsque Papin le ramène à lui, je constate que la flèche est entrée par une branchie et ressortie par l’œil opposé. Il me prête ensuite son fusil et me montre comment le tenir pour que le fil qui relie la flèche ne m’emporte pas la main gauche, mais nous ne croiserons plus rien de comestible. Nous prenons rendez-vous pour le lendemain.

J’y suis à la première heure. Le vent de la nuit a teinté la mer, les conditions sont moins bonnes. Nous nous mettons tout de même à l’eau et Papin embroche assez vite un mérou de taille acceptable. Nous nous dirigeons ensuite vers une roche au large, fréquentée paraît-il par de gros poissons, dont des barracudas. Mais nous n’en voyons aucun, malgré une recherche méticuleuse. Après cinq heures sous l’eau sans autre prise, Papin perd un peu patience et tire coup sur coup sur trois minuscules poissons que la flèche vide à moitié en les traversant. Il tue ensuite un beau poisson-lion dont il casse consciencieusement les épines venimeuses avant de le suspendre à sa bouée.



Quant à moi, j’ai bien sûr manqué tous les petits poissons sur lesquels j’ai tiré. En sortant de l’eau Papin m’explique que le fusil remonte légèrement au moment du tir et que je ne le tenais probablement pas avec suffisamment de poigne. Pourquoi ne me l’a-t-il pas dit avant ? Le mort, probablement.

Je lui ai quand même offert mon masque en partant.