Nous sommes à Baracoa depuis une
dizaine de jours et nous commençons à nous y sentir chez nous. Dans un tour de
Cuba, Baracoa – à l’extrémité est de l’île - marque la pointe d’un tournant en
épingle à cheveux. C’est ici que j’avais prévu de me mettre sérieusement à
dessiner. La petite ville s’y prête : ce ne sont que balconnets colorés
croulant sous les bougainvilliers, enfants qui jouent au foot au soleil
couchant et voitures de collection qui perdent leurs roues pendant que les
doublent des charrettes joliment décorées. Où que l’on se tourne, on a
l’impression de voir une couverture potentielle pour le guide du routard.
La promenade du bord de mer, qui
relève quasiment du bidonville, offre des vues plus originales. Entre les
parpaings, les bâches et les charrettes qui vendent des légumes, émergent ça et
là des restaurants à touristes, mais avec un évident manque de conviction car ici,
une fois l’an, les cyclones effacent tout et on recommence. La certitude d’être
éphémères permet à ces constructions de s’offrir quelques excentricités, appuyer
leur terrasse sur le tronc des palmiers, par exemple.
Je pourrais m’assoir n’importe où
et produire une aquarelle médiocre de carnet de voyage typique. Lors de mon
année sabbatique en Bolivie, il y a plus de dix ans, c’est ce que je faisais.
Je peignais debout dans les marchés, bousculé par les porteurs, ou assis dans
la rue, entouré par une foule agitée d’enfants qui collaient leurs doigts
enduits de banane sur mes pages, croyant reconnaître dans mes perspectives un
jaguar ou le portrait de leur grand-père. D’où me venait cette énergie ?
Hier après-midi je voulais
essayer de dessiner mais je suis finalement allé à la pêche. Sur mon vélo, avec
l’étui de ma canne en bandoulière, j’ai eu l’agréable impression d’habiter ici
et de faire ma petite sortie du soir, comme si j’allais jeter ma ligne à l’écluse
de Bois-le-roi pour me détendre (sauf qu’à Bois-le-roi il m’arrivait de temps à
autre d’attraper un poisson). J’ai emprunté la route qui longe la plage, large,
tout en dalles de béton fissurées sur lesquelles une main zélée a peint
d’inutiles pointillés blancs ; il n’y passe quasiment jamais de voitures, tout
au plus quelques vélos taxis. La route est bordée par deux rangées de
maisonnettes fleuries où la vieille pierre, les planches peintes et les racines
des arbres conspirent pour rendre l’ensemble mignon jusqu’au vertige. Des palmiers
filiformes et hirsutes, qui rayent le ciel à intervalles réguliers, tentent vainement
de dynamiser ce monde alangui.
Après un pont chevauchant un bras
de mangrove, la route rétrécit et s’enfonce dans un bois de palétuviers, puis s’accote
au minuscule aéroport que survolent principalement les engoulevents. On arrive
enfin à la pointe rocheuse qui ferme la baie, occupée par un monument dédié à un
héros de la guerre d’indépendance, par des bernard-l’hermite et par un vieux
militaire qui m’a indiqué le spot de pêche.
La pêche a été aussi infructueuse
que d’habitude. Un vieil homme, aussi anguleux que les pinces de crabes qu’il
pilait pour garnir ses hameçons, lançait quelques lignes depuis les rochers. Il
n’attrapait rien non plus ; trop de pêche sous-marines, m’a-t-il expliqué.
Des pêcheurs sous-marins nous en
avons rencontré deux dans un bus, qui nous ont invités à les accompagner lors
d’une de leur sortie. Mon rapport à la pêche va peut-être changer grâce à eux,
et mon rapport au dessin aussi, si je me motive à raconter les moments passés
en leur compagnie en BD.