Je me suis peut-être un peu
avancé avec le reportage sur le Palo
Monte. Pour faire un reportage, fût-il court et en BD, il faut comprendre
quelque chose à son sujet ; idéalement avoir un lien un peu personnel avec
lui. Sinon, surtout pour un reportage à vocation ethnographique, on risque de
ne rapporter qu’une suite d’événements vaguement folkloriques en misant tout
sur la soif d’exotisme du lecteur.
Je vais céder ici à une approche
de ce type. Tout d’abord parce que je ne suis pas capable de faire mieux, du
moins pour l’instant, mais aussi parce qu’il faut reconnaître que le Palo Monte s’y prête : il s’agit
d’un culte initiatique afro-cubain où les adeptes (les paleros) déterrent des
morts dans les cimetières – en les ayant soigneusement choisis en fonction de
leur biographie – et leur fabriquent un corps de substitution. Les ossements
sont disposés de façon très codifiée dans un chaudron avec toutes sortes
d’ingrédients qui tissent un réseau complexe d’analogies (de l’eau de mer pour que
le mort soit sans cesse en mouvement comme les vagues de l’océan, de la terre
subtilisée dans un asile psychiatrique pour qu’il ait le pouvoir de rendre les
gens fous, etc.).
J’ai assisté il y a quelques
années à une conférence sur le Palo Monte
donnée par l’anthropologue Katerina Kerestetzi et je m’étais alors promis
d’aller un jour voir ça en vrai, mais je ne me souviens plus aujourd’hui pourquoi
ça m’avait tant parlé, n’ayant pas a
priori d’intérêt particulier pour les morts. Peut-être est-ce le côté
religion du quotidien, qui organise les aspects les plus triviaux de la vie
ordinaire ? Les paleros installent en effet leur chaudron/mort chez eux, soit
dans le salon, soit plus généralement dans une petite pièce à part. Ils lui
parlent tous les jours, se confient à lui et, s’ils essaient de s’assurer sa
bienveillance en lui offrant de façon calculée du rhum, des cigares, des poules
et des chèvres, le mort garde toujours son pouvoir de décision et son
tempérament fantasque. Il prend d’ailleurs souvent l’initiative du contact.
Raulito, un palero de Cienfuegos, nous a par exemple raconté comment son mort
était venu récemment le chercher à un déjeuner de famille pour le prévenir que
des voleurs étaient entrés chez lui. Voici le mort en question (le chaudron du
milieu, autour ce sont ses enfants) :
Photo prise par Chloé |
Mes difficultés de compréhension
et mon incapacité à entrevoir un axe un peu personnel pour parler du Palo Monte sont largement aggravées par le problème de la langue. Si à Cuba
les consonnes sont globalement peu utilisées, le palero, lui, n’en emploie
aucune. Plus je leur fais répéter, plus l’océan de voyelles se déchaîne et se
peuple de mots techniques d’origine africaine, noyant rapidement mon espagnol
propret d’Equateur. Et puis il y a le problème des expressions idiomatiques. En
Equateur, le verbe pajarear (de pajaro, « oiseau ») signifie « regarder les oiseaux ».
C’est un terme que j’utilise souvent, par exemple pour demander des coins
propices à la pratique de cette activité. A Cuba, pajarear signifie « rechercher avec entrain un partenaire pour
une relation homosexuelle ». Je viens de l’apprendre, et je comprends a posteriori des silences gênés qui m’avaient
laissé perplexe.
De la fête à laquelle m’a convié
Santiago, un palero célèbre chez qui m’avait envoyé Katerina (l’anthropologue),
je n’ai pas retiré grand-chose de substantiel. Cela se passait entre un champ
de canne à sucre et une plantation de manguiers dans les environs de Palmira
(capitale du Palo Monte), sous un
grand arbre (une ceiba,
fromager ?) entouré de
bandelettes colorées et d’une signification qui m’a échappée.
Je ne sais pas prendre de photos
et je n’ai qu’un mauvais portable. Heureusement on m’a vite demandé d’arrêter
d’en prendre pour ne pas inhiber les participants (alors que l’un des leaders
du groupe m’avait d’abord demandé d’en prendre autant que je pouvais).
Les racines de la ceiba servaient de chapelle a un petit
autel pour les morts, principalement composé de branchages (Palo Monte signifie littéralement
« branche forêt ») et d’un panneau rouge sur lequel sont dessinés
dans un style enfantin ce qui ressemble à des têtes de diables (mais on m’a
assuré que ça n’avait rien à voir). On m’a fait souffler dessus un liquide
fétide dont j’ai seulement compris qu’il ne fallait surtout pas l’avaler puis
on a secoué une clochette pour appeler les morts. On a distribué des cigares et
du rhum, joué de la musique et chanté, égorgé des poules et bu leur sang au
goulot. En milieu d’après-midi les paleros sont tombés en transe les uns après
les autres, chevauchés par des morts qui avaient répondu à l’appel. Les
possédés se sont fouettés avec des branches, ont fouetté les autres (pour les
nettoyer ?), ont mangé leur cigare par le mauvais bout et dévoré les carcasses
de poules avec les plumes dans une joyeuse ambiance de Maîtres fous.
Les participants les plus actifs
étaient entourés par des gens qui semblaient de simples spectateurs. Des
apprentis paleros, des pratiquants de la santeria (un autre culte afro-cubain
beaucoup plus répandu que le Palo Monte)
et des badauds qui avaient l’air d’être là pour écouter un concert en plein
air, boire un coup et draguer un peu. Parmi eux un groupe de toutes jeunes
filles habillées comme pour aller en boite de nuit. Elles ont dansé sans
conviction au son des tambours, vidé quelques bières, rigolé, minaudé et ont
pris de nombreux selfies. Et puis soudain l’une d’elle est tombée en transe.
Ses copines l’ont entourée sans s’émouvoir, lui ont secoué les bras comme je l’avais
vu faire à d’autres possédés, l’ont empêché de se griffer, lui ont apporté des
branches qu’elle a mangées en partie et lui ont dispensé avec professionnalisme
les premiers soins au possédé.
Au coucher du soleil les
musiciens et les chanteurs se sont mis en marche, suivis par une procession rigolarde.
Arrivés à la grand route (l’axe très fréquenté Santa Clara - Cienfuegos) les
paleros l’ont envahie comme si de rien n’était. Je m’attendais à un concert de
klaxons excédés mais les camions et les voitures ralentirent et leur emboîtèrent
le pas. Parfois un véhicule les doublait timidement par le bas-côté avec un
salut souriant et respectueux.
Le lendemain je suis retourné
voir quelques paleros en espérant avoir un éclairage sur cette journée, mais
ils étaient tous occupés et m’ont dit, pour ce que j’en ai compris, de revenir
une autre fois. Chloé m’a rejoint quelques jours plus tard et nous sommes
partis faire un tour de Cuba, avec le projet de revenir ici avec plus de temps
et après avoir un peu appris la langue et l’usage des expressions.
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