jeudi 14 juillet 2016

Milpe

D’après l’un des passages les plus connus de L’Usage du monde de Nicolas Bouvier, « on croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait ». Moi, plus que le voyage, ce sont les parasites qui sont en train de me défaire.

Je ne les ai pas attrapés à Napurak – où une source claire irrigue la communauté d’une eau parfaitement pure – mais à Numbaïme. Là, l’eau est puisée dans une rivière qui vient de loin et qui traverse en amont plusieurs autres communautés, tout aussi dépourvues de toilette que Numbaïme. Je filtrais l’eau que je buvais, mais les femmes ne prenaient pas cette précaution pour préparer la bière de manioc. Les analyses à l’hôpital de Puyo ont révélées que j’étais colonisé par des blastocystis homini, un parasite unicellulaire qui provoque des symptômes relativement bénins – fort gargouillement et autres petits désagréments intestinaux, coups de fatigue, quelques crampes. Rien de bien méchant en somme, sauf dans les rares cas de résistance aux médicaments. Or, j’en suis à mon troisième type de traitement antiparasitaire, et après chaque ingestion d’une pilule, je gargouille de plus belle, comme si mes blastocystes éclataient de rire, ravis de voir arriver un nouveau produit pour pimenter leurs orgies.

Mes parasites et moi venons de rejoindre Chloé à Mompiche, un petit village de la côte équatorienne, dans la zone touchée par le séisme. Chloé était sur place pour aider une ONG à reconstruire quelques maisons. Les petits hôtels en bambous qui regardent l’horizon sont tristement vides, la plupart des touristes étrangers ayant annulé leur voyage après le tremblement de terre. Quant aux touristes équatoriens, ils préfèrent le all inclusive à quelques kilomètres de là, où le forfait à prix unique leur donne un accès permanent et illimité à la caïpirinha et au jet ski. Ils se concentrent sur une bande de sable d’une centaine de mètres, encadrées par des maîtres-nageurs et des vigiles armés. De part et d’autre s’étendent des kilomètres de plages à peu près désertes, fréquentées seulement par quelques pêcheurs, les pélicans et les frégates qui les suivent.


Avant Mompiche, j’étais à Milpe, des cabanes pour ornithologues dans la forêt tropicale, entre Quito et la côte. C’est là qu’il y a presque deux ans je dessinai les premières pages de ma BD, Anent. Je suis revenu à Milpe par superstition, en me disant que les lieux me souffleraient le début de ma prochaine BD. Mais ça n’a pas fonctionné. Peut-être les blastocystis homini tarissent-ils l’imagination. Ou peut-être, pour faire à nouveau référence Nicolas Bouvier, que la vie y était trop divertissante pour pouvoir se concentrer. Difficile par exemple de se résoudre à s’enfermer, à faire le vide en soi et à commencer à construire une histoire lorsqu’on peut tomber sur ce genre d’araignée en sortant de sa cabane : 


araignée Milpe équateur



Et puis il y a les mangeoires à colibris – des récipients remplis d’eau sucrée et percés de trous en forme de fleur, qui bourdonnent de colibris de l’aube au crépuscule. Parfois, quand l’esprit divague, on se croit en Provence au mois d’août, à côté d’un massif de lavande envahi d’abeilles ; et puis on est ramené à la réalité par un minuscule et scintillant colibri-coquette en train de butiner l’inscription rouge qui décore votre tasse de café.


Il y a aussi les bananes que le gardien des cabanes cloue chaque matin sur une longue branche horizontale, et qui attirent des toucans, des araçaris et une nuée éblouissante de tangaras. Lorsqu’il m’est arrivé de remplacer les bananes, les toucans et les tangaras m’entouraient et me poursuivaient en criant, telles les mésanges charbonnières de mes mangeoires de Bois-le-roi. Faute de réussir à écrire une BD, j’en ai dessinés quelques-uns :

Blue-necked tanager, flame face tanager, aquarelle, watercolor

Choco toucan, pale-mandibuled araçari, aquarelle, watercolor
































Rufous motmot, euphonia, watercolor, aquarelle








Voici sinon une grive tavelée et un alapi d’Esmeraldas, deux nouvelles espèces pour moi :

sketches nightingale trush, aquarelle



esmeraldas antbird, aquarelle
Il y a enfin, dans la cabane d’à côté, une équipe de chercheurs qui étudient les mœurs du manakin à ailes dorées. Les mâles de cette espèce dansent ensemble au lieu de se battre ce qui, d’un point de vue évolutif, n’a aucun sens. Je les accompagnais chaque jours à l’aube déplier les filets dont ils avaient quadrillé le sous-bois. L’objectif premier était de poser des bagues colorées aux pattes des manakins, mais nous capturions aussi des dizaines d’autres espèces, dont certaines sont si discrètes que rien n’aurait permis de deviner leur présence. Le chef des chercheurs – un américain auréolé de publications dans les revues les plus prestigieuse, et qui fait ce travail depuis au moins trente ans – semblait chaque matin redécouvrir les oiseaux. Parfois il me bousculait sur les chemins boueux, risquant son col du fémur, pour me doubler et avoir la joie d’identifier le premier la petite boule de plumes palpitante qui venait de se prendre dans les mailles d’un des filets.

Je retourne d’ici peu chez les Achuar, à Napurak, a priori avec quelques touristes, pour essayer de trouver des idées d’histoire et un traitement traditionnel contre les parasites.