mardi 12 avril 2016

Palo Monte 1

Je me suis peut-être un peu avancé avec le reportage sur le Palo Monte. Pour faire un reportage, fût-il court et en BD, il faut comprendre quelque chose à son sujet ; idéalement avoir un lien un peu personnel avec lui. Sinon, surtout pour un reportage à vocation ethnographique, on risque de ne rapporter qu’une suite d’événements vaguement folkloriques en misant tout sur la soif d’exotisme du lecteur.

Je vais céder ici à une approche de ce type. Tout d’abord parce que je ne suis pas capable de faire mieux, du moins pour l’instant, mais aussi parce qu’il faut reconnaître que le Palo Monte s’y prête : il s’agit d’un culte initiatique afro-cubain où les adeptes (les paleros) déterrent des morts dans les cimetières – en les ayant soigneusement choisis en fonction de leur biographie – et leur fabriquent un corps de substitution. Les ossements sont disposés de façon très codifiée dans un chaudron avec toutes sortes d’ingrédients qui tissent un réseau complexe d’analogies (de l’eau de mer pour que le mort soit sans cesse en mouvement comme les vagues de l’océan, de la terre subtilisée dans un asile psychiatrique pour qu’il ait le pouvoir de rendre les gens fous, etc.).  

J’ai assisté il y a quelques années à une conférence sur le Palo Monte donnée par l’anthropologue Katerina Kerestetzi et je m’étais alors promis d’aller un jour voir ça en vrai, mais je ne me souviens plus aujourd’hui pourquoi ça m’avait tant parlé, n’ayant pas a priori d’intérêt particulier pour les morts. Peut-être est-ce le côté religion du quotidien, qui organise les aspects les plus triviaux de la vie ordinaire ? Les paleros installent en effet leur chaudron/mort chez eux, soit dans le salon, soit plus généralement dans une petite pièce à part. Ils lui parlent tous les jours, se confient à lui et, s’ils essaient de s’assurer sa bienveillance en lui offrant de façon calculée du rhum, des cigares, des poules et des chèvres, le mort garde toujours son pouvoir de décision et son tempérament fantasque. Il prend d’ailleurs souvent l’initiative du contact. Raulito, un palero de Cienfuegos, nous a par exemple raconté comment son mort était venu récemment le chercher à un déjeuner de famille pour le prévenir que des voleurs étaient entrés chez lui. Voici le mort en question (le chaudron du milieu, autour ce sont ses enfants) :


Nganga, Prenda d'un palero de Cienfuegos. Palo Monte, Cuba
Photo prise par Chloé


Mes difficultés de compréhension et mon incapacité à entrevoir un axe un peu personnel pour parler du Palo Monte sont largement aggravées par le problème de la langue. Si à Cuba les consonnes sont globalement peu utilisées, le palero, lui, n’en emploie aucune. Plus je leur fais répéter, plus l’océan de voyelles se déchaîne et se peuple de mots techniques d’origine africaine, noyant rapidement mon espagnol propret d’Equateur. Et puis il y a le problème des expressions idiomatiques. En Equateur, le verbe pajarear (de pajaro, « oiseau ») signifie « regarder les oiseaux ». C’est un terme que j’utilise souvent, par exemple pour demander des coins propices à la pratique de cette activité. A Cuba, pajarear signifie « rechercher avec entrain un partenaire pour une relation homosexuelle ». Je viens de l’apprendre, et je comprends a posteriori des silences gênés qui m’avaient laissé perplexe.

De la fête à laquelle m’a convié Santiago, un palero célèbre chez qui m’avait envoyé Katerina (l’anthropologue), je n’ai pas retiré grand-chose de substantiel. Cela se passait entre un champ de canne à sucre et une plantation de manguiers dans les environs de Palmira (capitale du Palo Monte), sous un grand arbre (une ceiba, fromager ?) entouré de bandelettes colorées et d’une signification qui m’a échappée.


fête de Palo Monte et Santeria, Palmira, Cuba


Je ne sais pas prendre de photos et je n’ai qu’un mauvais portable. Heureusement on m’a vite demandé d’arrêter d’en prendre pour ne pas inhiber les participants (alors que l’un des leaders du groupe m’avait d’abord demandé d’en prendre autant que je pouvais).

Les racines de la ceiba servaient de chapelle a un petit autel pour les morts, principalement composé de branchages (Palo Monte signifie littéralement « branche forêt ») et d’un panneau rouge sur lequel sont dessinés dans un style enfantin ce qui ressemble à des têtes de diables (mais on m’a assuré que ça n’avait rien à voir). On m’a fait souffler dessus un liquide fétide dont j’ai seulement compris qu’il ne fallait surtout pas l’avaler puis on a secoué une clochette pour appeler les morts. On a distribué des cigares et du rhum, joué de la musique et chanté, égorgé des poules et bu leur sang au goulot. En milieu d’après-midi les paleros sont tombés en transe les uns après les autres, chevauchés par des morts qui avaient répondu à l’appel. Les possédés se sont fouettés avec des branches, ont fouetté les autres (pour les nettoyer ?), ont mangé leur cigare par le mauvais bout et dévoré les carcasses de poules avec les plumes dans une joyeuse ambiance de Maîtres fous.

Les participants les plus actifs étaient entourés par des gens qui semblaient de simples spectateurs. Des apprentis paleros, des pratiquants de la santeria (un autre culte afro-cubain beaucoup plus répandu que le Palo Monte) et des badauds qui avaient l’air d’être là pour écouter un concert en plein air, boire un coup et draguer un peu. Parmi eux un groupe de toutes jeunes filles habillées comme pour aller en boite de nuit. Elles ont dansé sans conviction au son des tambours, vidé quelques bières, rigolé, minaudé et ont pris de nombreux selfies. Et puis soudain l’une d’elle est tombée en transe. Ses copines l’ont entourée sans s’émouvoir, lui ont secoué les bras comme je l’avais vu faire à d’autres possédés, l’ont empêché de se griffer, lui ont apporté des branches qu’elle a mangées en partie et lui ont dispensé avec professionnalisme les premiers soins au possédé.

Au coucher du soleil les musiciens et les chanteurs se sont mis en marche, suivis par une procession rigolarde. Arrivés à la grand route (l’axe très fréquenté Santa Clara - Cienfuegos) les paleros l’ont envahie comme si de rien n’était. Je m’attendais à un concert de klaxons excédés mais les camions et les voitures ralentirent et leur emboîtèrent le pas. Parfois un véhicule les doublait timidement par le bas-côté avec un salut souriant et respectueux.  


Le lendemain je suis retourné voir quelques paleros en espérant avoir un éclairage sur cette journée, mais ils étaient tous occupés et m’ont dit, pour ce que j’en ai compris, de revenir une autre fois. Chloé m’a rejoint quelques jours plus tard et nous sommes partis faire un tour de Cuba, avec le projet de revenir ici avec plus de temps et après avoir un peu appris la langue et l’usage des expressions. 

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