Pour celles et ceux qui ne sauraient pas ce qu’est une méga-bassine, vous pouvez consulter le site de Bassines non merci et celui des Soulèvements de la terre. Puis venir voir par vous-mêmes les 25 et 26 mars prochains.
Sources d’inspiration : « L’Animal et la mort »
et « Voyager dans l’invisible » de Charles Stépanoff.
Pour expliciter le propos de cette BD, une tribune publiée par les Terrestres. Ou alors ici, moins bien mise en page :
MEGA-BASSINES : UN AFFRONTEMENT
ENTRE MONDES
La sècheresse hivernale que nous
sommes en train de vivre et, donc, l’impossibilité pour les nappes phréatiques
de se reconstituer réactualisent les débats autour des
« méga-bassines ». Appelées « réserves de substitution »
par leurs promoteurs, ces immenses retenues d’eau en plastique - dont l’une des
plus grandes, à Sainte-Soline, compte s’étendre sur seize hectares - doivent
aider l’agriculture à surmonter les sècheresses qui s’annoncent de plus en plus
sévères en captant l’eau dans les nappes phréatiques l’hiver pour faciliter
l’irrigation en été. Les controverses qu’elles suscitent se focalisent en
général sur leur efficacité réelle et sur leurs possibles effets secondaires[i].
Si ces questions techniques sont importantes, elles ne doivent pas masquer des
enjeux politiques beaucoup plus vastes : les bassines cristallisent et
révèlent un affrontement entre mondes, entre des désirs antagonistes quant à la
manière de composer un monde commun.
Depuis le milieu du XXe siècle,
le nombre d’agriculteurs et d’agricultrices a fondu, passant de 30% des actifs
en 1955 à moins de 2% aujourd’hui, tandis que la taille des exploitations a
explosé ainsi que, bien sûr, leur niveau de mécanisation. Derrière un discours
de légitimation qui insistait sur la nécessité de nourrir la France, d’exporter,
de délivrer l’humanité des tâches pénibles liées au travail de la terre, l’industrialisation
rapide de l’agriculture servait les intérêts des élites politiques et économiques.
La production agricole devenait plus prévisible et rentable pour le capital,
tandis que les coûts de production diminuaient, ce qui permettait de déplacer
une part du budget consacré à l’alimentation vers d’autres domaines de
consommation. L’agriculture se mettait au service du développement industriel en
le fournissant en matière première et en lui offrant un important débouché à
travers sa dépendance accélérée aux machines, aux pesticides, aux engrais de
synthèse et à l’irrigation. Plus profondément, la chute libre du nombre de
fermes, de paysans et de paysannes, dépossédait les populations des moyens et des
savoir-faire qui leur permettaient d’assurer des formes d’autonomie matérielle
les obligeant, pour survivre, à vendre leur temps et leur énergie sur un marché
du travail en pleine expansion[ii].
Les humains, la terre, les plantes, les animaux et les écosystèmes entrent
ensemble dans la catégorie des ressources qu’il s’agit d’exploiter le plus
efficacement possible grâce à la puissance technologique[iii].
L’agriculture industrielle est ainsi devenue la clé de voute d’un rapport au
monde très particulier, où une infime partie de la population est chargée de
produire l’alimentation de tous les autres, et où les dominations et l’exploitation
du travail s’exercent par l’effet conjoint du marché et de la dépossession des
moyens d’autosubsistance. Les conditions de l’accumulation capitaliste, le
désir de contrôle et de délivrance matérielle des classes dirigeantes et
possédantes, sont satisfaits d’autant plus efficacement que les moyens
d’autonomie des populations sont faibles et, donc, que leur dépendance au
marché est totale[iv]. Les
différentes réformes des retraites et de la sécurité sociale que nous
connaissons participent de la même logique, d’un transfert de
l’auto-organisation vers le contrôle d’État et le marché[v].
Les méga-bassines ne trouvent
leur pleine signification que située dans cette perspective plus générale.
Elles visent la prise de contrôle technologique du cycle de l’eau pour dégager
la production de ses aléas, tout en accaparant une ressource vitale, appelée à
devenir de plus en plus rare, ce qui achève de décourager toute tentation de
reconstruire des formes d’autonomie territoriale dissidentes. Face au
dérèglement climatique et aux mouvements contestataires, leurs promoteurs
espèrent sauver pour quelques années de plus l’agriculture industrielle et, ainsi,
les structures de dépendance et de domination qu’elle contribue à maintenir en
place – et dont les agriculteurs et agricultrices sont paradoxalement souvent
les premières victimes.
S’opposer aux méga-bassine incite
au contraire à esquisser un monde où l’agriculture paysanne se déploie
massivement, bien au-delà du rôle auquel la cantonne le système actuel – marché
de niche pour nourrir la bourgeoisie et vitrine médiatique[vi].
Les activités agricoles s’y enchevêtrent avec les autres usages du territoire,
impliquent de plus en plus d’habitant·es et sont organisées non plus par des
normes lointaines favorables à l’agro-industrie, moins encore par des
impératifs économiques, mais par des décisions collectives et territorialisées.
Le paysage, replanté de haies, creusé de fossés et de mares, se fragmente et se
diversifie, se tisse de nouvelles alliances entre humains et non-humains. Le « progrès »
ne consiste plus à se substituer technologiquement aux dynamiques naturelles
mais à construire une coopération pacifiée avec elles. On affronte le
dérèglement climatique et les sécheresses avec les écosystèmes et non contre
eux, en comptant d’avantage sur les savoirs situés que sur la simplification
gestionnaire. Retrouver localement des formes d’autonomie matérielle, notamment
en socialisant l’alimentation, diminuer notre dépendance au marché, desserrer
l’étau économique est essentiel pour reconstruire une puissance politique
susceptible d’avoir un impact sur les structures qui organisent le
vivre-ensemble à l’échelle nationale et européenne[vii].
Relocaliser et communaliser les processus de décision et les activités de
subsistance pose les bases d’un monde soutenable écologiquement, où les
interrelations entre les humains et avec les cohabitants non-humains du
territoire sont plus denses, intenses et enclines à la réciprocité.
Baliser ainsi l’espace des
possibles est bien sûr simpliste, mais cela permet tout de même de mieux
mesurer l’ampleur de ce qui se joue autour des méga-bassines. En se
territorialisant, les luttes écologistes et sociales retrouvent une dimension
fondamentale, primordiale – elles touchent à la terre, l’eau, aux manières de
se nourrir et d’habiter. Elles sortent du statut défensif auquel elles sont de
plus en plus souvent cantonnées et redessinent les lignes de conflictualité au-delà
des seuls enjeux économiques pour englober nos façons collectives d’être au
monde. On clarifie ainsi ce qu’il s’agit d’affronter et de détruire ainsi que
les manières de construire de nouvelles alliances et de nouvelles solidarités
entre agriculteur·rices, habitant·es, naturalistes, mouvements écologistes,
mouvements sociaux, pour une bascule massive vers des formes d’agriculture
paysanne organiquement mêlées aux spécificités sociales, écologiques et
politiques des milieux de vie.
[i] https://reporterre.net/La-pertinence-des-megabassines-est-severement-contestee-par-des-scientifiques
[ii] L’Atelier
paysan, Reprendre la terre aux machines,Paris, Editions du Seuil, 2021 ;
Christophe Bonneuil, La « modernisation agricole » comme prise de terre par
le capitalisme industriel, Les Terrestres, 2021 : https://www.terrestres.org/2021/07/29/la-modernisation-agricole-comme-prise-de-terre-par-le-capitalisme-industriel/
[iii] Léna
Balaud et Antoine Chopot, Nous ne sommes pas seuls, Editions du Seuil,
2021.
[iv] Aurélien
Berlan, Terre et liberté, La Lenteur, 2021.
[v] Nicolas
Da Silva, La bataille de la Sécu, La Fabrique éditions, 2022
[vi]
Reprendre la terre aux machines, op. cit.
[vii]
Philippe Descola et Alessandro Pignocchi, Ethnographies des mondes à venir,
Editions du Seuil, 2022.