Nous retrouvons dans le bus les
deux pêcheurs, Papin et Diogli. Ils ont déjà vendu le barracuda et la plupart
des poissons, et n’ont conservé que quelques prises modestes pour le dîner.
Peut-être pour tarir le flot de mes questions, ils nous invitent à venir les
voir chez eux. Si nous le souhaitons, nous pourrons les accompagner pour une
journée de pêche sous-marine.
Ils habitent à une vingtaine de
kilomètres de Baracoa, dans le petit village de Mata – quelques maisons en bois
au bord d’une magnifique baie qui se referme presque entièrement sur elle-même
et qui est parfois visitée par des lamantins. Nous y allons dès le lendemain
matin.
Après plusieurs cafés, jus et
bananes frites, nous nous mettons en marche sur le petit chemin qui ceinture la
lagune et se faufile entre les vergers. A travers les manguiers apparaît
l’océan ; il est trouble, teinté, impossible d’y pêcher.
On se donne rendez-vous trois
jours plus tard, le temps que l’eau s’éclaircisse.
En attendant, je vais voir les
pêcheurs de Baracoa qui disposent d’un bateau. Je leur parle avec passion de
mon envie d’attraper un gros poisson, vante les mérites de ma canne
formidablement technologique et demande si je peux les accompagner en mer. Mais
je reçois toujours la même réponse : si ça ne tenait qu’à eux ils seraient
ravis, mais il leur est rigoureusement interdit de faire monter quelqu’un sur leur
bateau. Cette interdiction vise les pêcheurs qui voudraient se transformer en
passeur pour l’émigration illégale vers les Etats-Unis. Je ne suis pas
concerné, ils en conviennent, mais la loi c’est la loi et les sanctions
encourues sont dissuasives.
La veille au soir de notre
rendez-vous chez Papin et Diogli éclate un orage qui confine à la tempête
tropicale. Nous passons une partie de la nuit à écoper l’eau dans la cuisine.
Le lendemain matin la mer déchaînée a la couleur d’une rivière en crue. Nous
allons tout de même à Mata, pour honorer le rendez-vous. Il est rigoureusement
impossible de pêcher, bien sûr, mais Papin, Diogli et leurs familles sont
contents de nous voir et nous proposent de passer la nuit chez eux. Faute de
poisson ils tuent un canard et cuisent dans des feuilles de bananier une sorte
de gros gâteau composé d’une racine râpée (le boniato) et de lait de coco. Après dîner nous allons regarder la
nuit au bord de la lagune. Une grosse murène jaune chasse des alevins dans
quelques centimètres d’eau.
Le lendemain matin la mer est
toujours aussi impraticable. Elle est sombre, projette des ordures contre les
rochers et ne va pas s’éclaircir de sitôt, paraît-il.
Les jours suivants me donnent
l’occasion de méditer sur ces échecs successifs. Peut-être que quelque chose en
moi ne veut plus faire de mal aux poissons et qu’inconsciemment je fais tout
pour que mes tentatives échouent ? Plus probablement, je dois être victime
d’une malédiction. Je crois même deviner d’où elle vient. Il y a quelques
semaines, à Cienfuegos, le palero Raulito m’avait invité à demander un petit
service à son mort, moyennant rémunération (voir le post sur le Palo Monte). N’ayant pas trop d’idée, je lui
avais demandé de m’aider à attraper un poisson. Soit que le mort ait jugé la
tâche indigne de lui ou la rémunération insuffisante, soit qu’il ait manifesté
ce penchant pour la facétie qui fait la réputation des morts du Palo Monte,
toujours est-il que le lendemain j’ai attrapé un poisson… minuscule. Une sorte
de gobie prognathe qui n’avait certainement pas attaqué mon leurre avec
l’intention de se nourrir, mais bien plutôt pour défendre son territoire, avec
l’énergie du désespoir, contre un adversaire d’une taille redoutable. Ensuite,
avec un humour proche de celui dont Zeus fit preuve avec la Sybille de Cumes,
le mort fit en sorte que je n’attrape plus rien.
Un après-midi, quelques jours
avant notre départ de Baracoa, l’eau s’éclaircit miraculeusement. Je saisis mon
masque et mon tuba et me précipite vers Mata. Dans mon empressement, je ne vais
pas au point de départ des jeeps collectives mais directement sur la route,
avec le projet d’en arrêter une au passage. Sauf que du coup, les jeeps qui
passent sont déjà pleines. Incapable de faire sagement demi-tour pour aller au
terminal, je continue à marcher vers Mata comme un automate hystérique. Arrive
le bus quotidien - un semi-remorque dans lequel ont été découpées quelques
fenêtres -, beaucoup plus lent que les jeeps. Il est bondé, bien sûr, mais
s’arrête à mon signe et je parviens à m’y comprimer. Il marque de nombreux autres
arrêts pour faire monter de nouveaux passagers. La foule à l’intérieur devient
si dense que je suis soulevé du sol. Quand, à la faveur d’un tournant, j’aperçois
un morceau de ciel au milieu d’une forêt de bras et de têtes, je constate avec
inquiétude que des nuages noirs s’accumulent. On m’annonce enfin mon arrêt et
je dévale en courant le chemin qui mène à la baie. Les maisons de Papin et
Diogli sont vides. Je gravis en sueur la colline qui les surplombe, en haut de
laquelle habitent leurs cousins. J’y trouve Papin et sa famille. Je leur
explique en un souffle mon problème avec le mort, que je l’ai pris de vitesse
mais qu’il ne va certainement pas tarder à déclencher une tempête.
Nous nous mettons à l’eau au
niveau d’une petite plage juste à la sortie de la baie.
Papin accroche à son fusil une
bouée reliée à une corde dont la longueur donne une idée de la profondeur à
laquelle il lui arrive de descendre, puis charge la flèche – une épaisse tige
de fer rouillé d’environ un mètre cinquante. Après quelques minutes un petit
poisson croise notre route. Papin lui tire instantanément dessus. Le poisson
explose au trois quart mais parvient tout de même à fuir avec la nageoire qui
lui reste. Nous le poursuivons sur une cinquantaine de mètres et dès qu’il est
à nouveau à portée Papin lui loge sa flèche dans la tête. Nous partons ensuite
plus au large où je le suis péniblement dans des failles et entre des
structures de corail. Il tue deux autres poissons de taille tout aussi modeste,
dont une sorte de rouget, pas beaucoup plus gros que ceux que nous avons en
France. Nous étions sous plus de dix mètres d’eau, le rouget était au loin dans
les coraux, mais lorsque Papin le ramène à lui, je constate que la flèche est
entrée par une branchie et ressortie par l’œil opposé. Il me prête ensuite son
fusil et me montre comment le tenir pour que le fil qui relie la flèche ne
m’emporte pas la main gauche, mais nous ne croiserons plus rien de comestible.
Nous prenons rendez-vous pour le lendemain.
J’y suis à la première heure. Le
vent de la nuit a teinté la mer, les conditions sont moins bonnes. Nous nous
mettons tout de même à l’eau et Papin embroche assez vite un mérou de taille
acceptable. Nous nous dirigeons ensuite vers une roche au large, fréquentée paraît-il
par de gros poissons, dont des barracudas. Mais nous n’en voyons aucun, malgré
une recherche méticuleuse. Après cinq heures sous l’eau sans autre prise, Papin
perd un peu patience et tire coup sur coup sur trois minuscules poissons que la
flèche vide à moitié en les traversant. Il tue ensuite un beau poisson-lion
dont il casse consciencieusement les épines venimeuses avant de le suspendre à
sa bouée.
Quant à moi, j’ai bien sûr manqué
tous les petits poissons sur lesquels j’ai tiré. En sortant de l’eau Papin
m’explique que le fusil remonte légèrement au moment du tir et que je ne le
tenais probablement pas avec suffisamment de poigne. Pourquoi ne me l’a-t-il
pas dit avant ? Le mort, probablement.
Je lui ai quand même offert mon
masque en partant.