« Je veux
l’impossible, … je veux peindre l’air ».
Claude Monet
En ce qui me concerne, c’est
peindre tout court qui me semble impossible ; comme à chaque voyage ici,
mes aquarelles n’ont pas quitté le fond de mon sac, où elles ont fondu et
légèrement moisi.
A Napurak, cette petite communauté de Jivaros achuar que je fréquente depuis plusieurs
années, c’est pourtant bien l’air que l’on aimerait peindre. Il est dense,
coloré, le soleil déclinant travaille sa texture, et il semble alors ralentir
et alléger les mouvements des choses et des corps. Au crépuscule, il devient si
présent que l’on s’étonne presque de voir les premières chauves-souris le
traverser sans effort. Il n’est déplacé que par une imperceptible brise et par
la chaleur qui monte désormais du sol, et vous soulève.
Le rio Pastaza enroule ses eaux
brunes autour d’une pirogue amarrée, au bout de laquelle Wampiu, l’un des plus
jeunes fils de Pedro, vient de ferrer un petit poisson-chat. Tandis qu’il le
débarrasse d’un coup de dent de ses nageoires venimeuses, le petit poisson lui
glisse des mains et tombe au fond de l’embarcation rempli d’eau où il devient
difficile à saisir. Les autres enfants, hilares, secouent l’ensemble. Tous
finissent à l’eau, sauf le poisson que l’on viendra récupérer plus tard d’un
coup de machette.
Après ces quelques lignes, c’est
Nicolas Bouvier qui vient à l’esprit : « Pourquoi ajouter des mots
qui ont trainé partout à ces choses fraiches qui s’en passaient si bien ? ». Cela dit, la plupart de ces
choses fraîches filent sans trop de problème à travers la maille des mots. On
se dit sans y croire que la mémoire saura les retrouver à partir des quelques
indices qu’elles y laissent, mais leur fuite est d’autant plus frustrante qu’il
y a de bonnes raisons de s’inquiéter pour elles.
Prendre des photos est encore
plus insatisfaisant : elles semblent tout capturer, sauf l’essentiel. J’en
mets tout de même une pour vous monter l’intérieur de ma nouvelle maison :
Les Achuar m’ont dit avoir d’abord
envisagé de la fermer avec des écorces de palmier, comme l’étaient les maisons
en temps de guerre. Habitués à ce que mes critères ne coïncident pas avec les leurs, ils ont heureusement attendu que je revienne pour me poser la
question.
Chaque matin, deux heures avant
l’aube, je vais dans une famille différente boire l’infusion de wayus – et la
vomir comme il se doit, en me chatouillant la gorge avec une branchette de
manioc. Aujourd’hui, sur le chemin tout balisé de lucioles qui sépare ma maison
de celle de Yuri, m’accompagnent les cinq notes mélancoliques d’Auju, cet oiseau
nocturne aux yeux oranges et démesurés qui, au temps des mythes où chacun avait
une apparence humaine, a épousé la pleine lune.
En fin d’après-midi, après un
moment d’hésitation passé à regarder le Pastaza, je ne me suis finalement pas
baigné. J’ai emprunté une petite pirogue et suis allé à la pêche. Des enfants
m’ont suivi en riant et j’ai craint un instant que leur présence ne nuisent à
la sérénité du moment. Et puis ils s’y sont mêlés : ils m’ont ignoré et
sont allés jouer sur une langue de sable où le contre-jour les mélangeait à
leur reflet. Une scène qui serait d’un kitch risible en photo mais qui dans la
réalité vous tire les larmes.
Juste avant le coucher du soleil
j’ai pêché une raie grosse comme une table de bistrot ; une prise paraît-il
peu commune. Yuri m’a expliqué sans s’étonner que ma rencontre avec la raie
ayant eu lieu je pouvais désormais me baigner sans crainte.
Un jour on pourra aller à Napurak
en bus.
Très originale interprétation des rêves; est-on obligé de se rendre en Amazonie pour en bénéficier ou les Achuar peuvent-ils donner leur signification par mail ;-) ?
RépondreSupprimerIl vaut mieux y aller quand même. Mais maintenant c'est très simple et la nourriture est presque bonne. Et ça coûte pas plus cher qu'une psychanalyse.
SupprimerC'est toujours un immense plaisir de vous lire. J'attends toujours vos publications avec impatience. Merci.
RépondreSupprimerImmense plaisir pour moi aussi. J'attendais de vos nouvelles avec impatience. J'avais déjà eu très envie de venir quand vous l'aviez proposé, et après cet article c'est pire. J'ai l'impression de saisir tout ce que je ne peux pas appréhender avec juste une photo et un joli texte. Ca me frustre !
RépondreSupprimerEt puis, cette route...c'est pour quand ?
Merci !
Et bien il faut venir. L'été prochain ?
RépondreSupprimerPas de dates précises pour la route, beaucoup de paramètres - politiques principalement - entrent en jeu.
Cette histoire d'allocations, c'est stratégique et vise les Indiens ou bien c'est national? Je me demandais : vous communiquez en espagnol ou toujours en langue achuar?
RépondreSupprimerNon c'est national. Je vais bientôt publier dans reporterre un article qui approfondit un peu ces questions, si ça vous intéresse.
SupprimerEt on ne se parle qu'en espagnol, il y a au moins deux personnes à Napurak qui le parlent bien. J'essaie d'apprendre l'Achuar mais je suis bien loin de pouvoir avoir ce genre de conversation.
Installé à une table de bistrot (large comme une raie du Pastaza), je regarde défiler tes bulles en arrêt sur image (hum !), je note (on ne se refait pas si facilement !) les savantes coquilles lacaniennes ("tenir en joug/joue", "en tant/temps de guerre", "je veux prendre/peindre l'air" -- euh non, là c'est moi qui ai mal lu, dommage, j'aimais bien), je hoche du neurone en reconnaissant, dans le chant du mélancolique Auju époux de Lune, un de ces protomythèmes qui ont patiemment élaboré la culture de la substitution causale face à la destruction de l'environnement, pour excuser, avec peut-être 30 000 ans d'avance, la prochaine construction d'une route vers Napurak (si ce n'est les routes qu'empruntent ces mails ici échangés...).
RépondreSupprimerMerci pour cette salutaire infusion de wayus ! Et vive la raie !
Charlie
Eh eh, merci Charlie. Je vais corriger. Et c'est vrai que la citation de Monet est beaucoup plus intéressante dans ta version.
SupprimerNice blog thanks for postiing
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